Les cents jours, Volume 1
Par Jean-Baptiste-Honoré-Raymond Capefigue
La meilleure chose pour l'Angleterre eût été le partage de la France; mais tandis que vous lui avez laissé tous les moyens de redevenir formidable, vous avez en même temps humilié la vanité de tous les Français et produit des sentiments d'irritation qui, s'ils ne peuvent pas s'exercer dans quelque contestation extérieure, produiront, tôt ou tard, une révolution ou la guerre civile. Au reste, ajouta-t-il, ce n'est point de la France que l'on me mande tout cela, car je n'ai de nouvelles que parles gazettes ou par les voyageurs. Mais je connais bien le caractère du Français : il n'est pas orgueilleux comme l'Anglais, mais il est beaucoup plus glorieux. La vanité est pour lui le principe de tout, et sa vanité le rend capable de tout entreprendre. Les soldats m'étaient naturellement attachés, j'étais leur camarade. J'avais eu des succès avec eux, et ils savaient que je les récompensais bien ; ils sentent aujourd'hui qu'ils ne sont plus rien. Il y a maintenant en France 700,000 hommes qui ont porté les armes ; et les dernières campagnes n'ont servi qu'à leur montrer combien ils sont supérieurs à leurs ennemis. Ils rendent justice à la valeur de vos troupes, mais ils méprisent tout le reste. »
Napoléon s'adressait ici adroitement à la vanité anglaise. Le noble lord fit quelques observations sur l'agrandissement excessif du système militaire sous l'empire, et Napoléon se hâta de répondre : « La conscription produisait environ 300,000 hommes; je n'en prenais guère plus de la moitié. Aucune classe n'était exempte; les plus hautes trouvaient des remplaçants au prix de 4,000 francs. Les gens des classes inférieures sentiront maintenant que tous les soldats sortent de leurs rangs, sans avoir les mêmes chances d'avancement que sous moi. Au surplus, tout en ménageant le peuple, je favorisais aussi les jeunes gens des hautes classes qui voulaient servir; je sais qu'il est dur pour un gentilhomme d'être mis au lit avec un soldat, c'est pour cela que j'avais établi des corps d'élite, tels que les gardes d'honneur. J'ai toujours désiré de rétablir les familles nobles dans leur lustre primitif, et j'avais dans mon armée beaucoup de jeunes gens de l'ancien régime qui se sont bien conduits ; j'en avais aussi plusieurs attachés à ma cour; mais à cet égard j'étais obligé d'agir avec beaucoup de circonspection ; car, toutes les fois que je touchais cette corde, les esprits frémissaient comme un cheval à qui on serre trop les rênes, La France avait besoin d'une aristocratie ; il fallait, pour la constituer, du temps et des souvenirs qui se rattachassent à l'histoire. J'ai fait des princes, des ducs, je leur ai donné de grands biens; mais je ne pouvais en faire des gentilshommes, à cause de la bassesse de leur origine : pour remédier à cela je cherchais, autant que possible, à les allier par des mariages aux anciennes familles; et si les vingt ans que je demandais pour la grandeur de la France m'eussent été accordés, j'aurais fait beaucoup; malheureusement le sort en a disposé autrement. Le roi devrait suivre la même marche que moi, au lieu de tant favoriser ceux qui ont été, pendant vingt ans, enterrés dans les greniers de Londres. Je n'ignore pas qu'un roi peut avoir des amis comme un autre homme ; mais il faut agir selon les circonstances ; et après tout, Paris vaut bien une messe. En Angleterre, le prince peut suivre ses inclinations personnelles en nommant les officiers de sa cour, parce qu'il ne constitue qu'une partie du gouvernement. Il peut être malade, même un peu fou, et les affaires n'en vont pas moins leur train, puisqu'elles s'arrangent entre le ministère et le parlement. En France, le roi est la source de tout, et on attache la plus grande importance à ses plus petites actions. Il est comme dans un palais de cristal, et tous les yeux sont tournés vers lui. Je considère votre chambre des pairs comme le grand boulevard de l'Angleterre ; sa constitution serait bientôt culbutée s'il existait des éléments pour faire une autre chambre des pairs égale, sous tous les rapports, à la première. Mais, en France, je leur ferais quarante chambres des pairs aussi bien que celle qu'ils ont. Elles n'en seraient pas moins sans puissance. »